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  • Bruits nocturnes

Le jour, tout est ouvert, tout fonctionne, les ambassades, les administrations, les ministères, les bureaux d’entreprises privées, etc., etc., la circulation, tant des voitures que des piétons, est intense en ville. Toutes ces activités maintiennent la police à des tâches administratives. Je l’ai déjà dit, le policier de nuit est dégagé de ces obligations : le flic de jour est plutôt fonctionnaire, le fonctionnaire de nuit est plutôt flic. on n’y peut rien, c’est comme ça. Mais s’il y a tout de même une part administrative dans les missions de nuit, c’est bien la répression des bruits, notamment dans la période estivale où les fenêtres sont ouvertes et où il est agréable de prendre le frais.

En dehors des cas déjà cités précédemment (nuit de la saint sylvestre et commissariat du Gros-Caillou), en voici quelques autres.

Rue des saints-Pères, côté 7e, il existe une salle de spectacle, le “Don Camillo”. Le cabaret fonctionne le jour en club privé, le “Club des Vieux de la Vieille”. C’était à l’époque (et peut-être encore aujourd’hui) un rendez-vous permanent d’anciens compagnons d’armes des “FFL”, forces françaises libres, et de membres du “SAC”, service d’action civique, organisation politique de droite. La nuit, il fonctionne en boîte de nuit.

Dans ce quartier (saint Thomas d’Aquin) aux rues étroites et très fréquentées par les noctambules, en raison non seulement du Don Camillo, mais aussi de la proximité de saint-Germain-des-Prés et des nombreuses boîtes de nuit du 6e arrondissement, les plaintes pour bruits abondaient.

J’avais pris contact avec le responsable du cabaret pour lui demander de prendre des mesures. oh ! j’avais été bien reçu, mais avec la désagréable impression de n’avoir pas été compris. ses allusions à ses relations avec le sAC étaient à peine voilées et son offre de me recevoir gratuitement était de mauvais augure.

Aussi, j’exerçais et fit exercer une surveillance discrète à l’extérieur de l’établissement et relever les procès-verbaux en cas de troubles abusifs. J’obtins du responsable que son service de “videurs” maintienne les portes fermées et évite les discussions sur le trottoir. Mais il fut impossible d’éviter tous les bruits. Les portes s’ouvraient constamment et laissaient échapper les sons des instruments de musique, les
cris et applaudisements des spectateurs. Les arrivées et départs des voitures particulières et des taxis, même limités au minimum n’en étaient pas moins permanents, quand l’un partait, l’autre arrivait avec son cortège de claquements de portières et d’interpellations verbales des chauffeurs de taxi, clients, portiers et même parfois de policiers criant plus fort (ou essayant) pour se faire entendre dans le tumulte. Tout ça
pour obtenir un silence d’une brièveté désolante.

J’avais fini par interdire l’intervention de mes gardiens et, pour justifier notre action, d’établir chaque nuit les procès-verbaux… en silence.

Le cas du Don Camillo n’était pas unique. Plus loin, un autre cabaret était l’objet de plaintes. “Le soleil des Antilles” ou quelque chose comme ça, tenu par un autochtone qui m’avait carrément envoyé sur “les roses”, se référant à son “ami” Gaston Monnerville, à l’époque président du Sénat en exercice.

Je l’avais avisé que je passerai chaque nuit sans le déranger et que je glisserai un avis de PV sous la porte chaque fois que je constaterai une infraction. et chaque fois, ou presque, il le déchirait ostensiblement, ou le faisait déchirer par son personnel. Ça a duré plusieurs mois. J’avais prévenu mon patron qui lui réservait une surprise. Une nuit, j’ai lu l’affiche du tribunal administratif indiquant la fermeture du cabaret pour une durée de trois mois. L’appui du sénat s’était révélé insuffisant. La note globale des amendes complétait la sanction administrative.

Chez madame Gréco, le cas était différent. Avec sa complice Françoise sagan, Juliette organisait chez elle des soirées dansantes et naturellement bruyantes. et le voisinage, d’ailleurs pas très loin du poste central, se plaignait des bruits provenant de leurs appartements privés, notamment l’été pour les raisons déjà invoquées. et là, il ne pouvait être question d’intervenir de nuit, en dehors des heures légales (8 h à 18
h), même pour y arrêter un délinquant (sauf évidemment incendie, inondation, appels au secours), à plus forte raison pour y établir un PV. Alors comment faire ? Le téléphone, pardi, belle invention, et discret en plus, vint à mon secours. Ce n’était pas encore l’époque où tout le monde y était abonné, je l’ai déjà dit, mais… Gréco et sagan, quand même !

J’eus le plaisir de deviser aimablement avec Juliette, maîtresse de maison et de conclure nos bonnes manières par un avis qui, cette fois, méritait bien son nom de procès-verbal.

« Je vous remercie, monsieur l’officier – de rien madame. »

Que pouvaient bien faire les joueurs de pétanque sur l’esplanade des invalides pour provoquer les plaintes des habitants des rues de Constantine et Fabert ?

Pour le savoir, il faut y aller voir. Les joueurs de boules sont des bourgeois paisibles et pourtant, sans s’en rendre compte, ils peuvent causer aussi des nuisances. Je les voyais de loin et tout était calme et silencieux. Je me demandais de quoi pouvaient se plaindre les riverains lorsqu’ils me donnèrent eux-mêmes la réponse. A la suite de la réussite d’un joueur, dix voix de stentor explosent pour saluer le virtuose, suivies d’un concert de castagnettes de boules métalliques cognées en cadence les unes contres les autres. Je m’approche, j’expose les raisons de mon intervention… et Zavatta, en personne, m’explique, à sa manière, les règles du jeu. ils jurent qu’on ne les y reprendra plus.

En complément d’information, j’apprendrai que ces parties de pétanque n’étaient pas économiquement à la portée du premier venu. il y avait des champions, c’est vrai, tels le clown et… le concierge de l’ambassade de suède, située rue Fabert.

C’est sous le pont d’iéna, maintenant. Les riverains (et ici le terme s’applique au sens propre) se plaignent qu’un groupe de musiciens jouent du cor de chasse sous les voûtes du pont. La résonance est, paraît-il, insupportable. Une fois encore j’y vais voir, toujours avec la même 403, à l’heure et aux jours indiqués sur les plaintes.

Effectivement, l’intensité du son est élevée, au demeurant harmonieux, mais n’ayant rien de la berceuse. il fallait intervenir. « il se fait tard, messieurs, il ne faut plus jouer du cor de chasse – Monsieur l’officier, nous ne jouons pas du cor de chasse, nous sonnons de la trompe. – Ah ! pardon, il ne faut plus sonner de la trompe à cette heure, les riverains se plaignent – Les voisins, quels voisins ? ». en effet, il faut aller sur les lieux pour se rendre compte que la première habitation est tellement éloignée que ses habitants ne doivent sûrement pas assister au concert. en plus, camouflés sous le pont, les “sonneurs” pensaient ne gêner personne. erreur ! ils n’avaient pas pensé, et moi non plus, que les plaignants étaient vraiment “riverains” de la seine… dans leurs péniches amarrées à demeure sur les quais. Leurs embarcations sont donc assimilées à des domiciles privés soumis à la taxe d’habitation annuelle. il fallait évidemment le savoir. Personnellement, je l’ai appris sur la copie des plaintes qui m’avait été transmise.

Depuis ce temps, lorsque l’occasion (très rare) d’entendre de tels concerts se présente, je ne manque jamais d’étaler mon érudition en allant féliciter les “sonneurs de trompe”.

Rue de Grenelle, la boîte dite “La Fontaine-des-Quatre-saisons”, elle aussi faisait du bruit. Pourtant de la rue, on n’entendait rien, l’entrée de l’établissement se trouvait au fond d’une cour et la salle de spectacle dans une cave. il fallait traverser cette cour sous une tente bariolée en couleurs vives illuminées sensée amortir les bruits de va-et-vient et de conversations des spectateurs.

Les plaintes émanaient donc des habitants de l’immeuble du fond de cour.

Pour atteindre la cave, il fallait descendre un ou deux étages par un petit escalier en colimaçon orné de vitrines d’exposition d’ossements. Tous les crânes étaient percés d’un trou dans la nuque. il s’agissait de squelettes découverts lors du creusement du deuxième sous-sol. Ces gens avaient été assassinés puis enterrés dans les caves de l’immeuble pendant les troubles de la Commune de Paris en 1871. Fernand raynaud se produisait dans ce cabaret et nous expliquait, à sa manière lui aussi, comment il fallait s’y prendre pour se taire.

Monsieur M’Ba, président de la république démocratique du Gabon, probablement indésirable dans son pays ou tout simplement en exil, habitait sur le quartier du Gros-Caillou. Lui aussi se plaignait de ses voisins bruyants. il n’était pas rare qu’il m’appelle la nuit pour demander mon intervention. il était très bavard et me racontait ses petites misères. Je me souviens de ces moments insolites ou un président de la république s’adressait directement à un sous-fifre, comme un vulgaire particulier pour régler ses petits problèmes ménagers. Je m’imaginais le Grand Charles m’appelant à trois heures du matin parce qu’un voisin avait réveillé tante Yvonne et je mesurais l’abîme qui séparait la situation des deux présidents.

Pour en finir avec les personnalités, citons Fernand sardou, le père de Michel qui habitait le quartier saint-Thomas d’Aquin et qui aimait, comme Paul Préboist au Caillou, venir bavarder avec ses voisins du petit poste de son quartier ; et serge Gainsbourg que l’on reconduisait chez lui, rue de Verneuil. Ces deux-là n’ont jamais fait l’objet de plainte.

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